Santé au travail, et si on reliait enfin tous les points ? TMS, RPS et au-delà

Auteure : Alice Thomas

Avant de travailler dans la prévention des TMS et de découvrir l’univers de l’ergonomie, j’ai passé près de huit ans dans une entreprise spécialisée dans la prévention des risques psychosociaux (RPS). À l’époque, le sujet était sur toutes les lèvres : conférences, accords nationaux, plans d’action RH, baromètres internes… Les RPS étaient, et sont toujours, au cœur des stratégies de prévention, largement relayés par les médias et soutenus par une réglementation de plus en plus précise.

Quelle surprise, en arrivant dans le domaine des TMS, de constater un contraste aussi fort : un sujet pourtant profondément humain — puisqu’il s’agit bien de la santé du corps au travail — mais dont on parle peu, avec des RH souvent peu concernés, aucun plan national actualisé et des budgets quasi inexistants.

Après deux ans, une question s’est imposée à moi : pourquoi un tel écart ? Et surtout, est-ce raisonnable de traiter ces sujets séparément alors qu’ils relèvent d’une même logique de prévention de la santé au travail ?

Note de l’auteure : « Avant de râler (oui, oui, je sais que vous en mourez d’envie), promettez moi de le lire jusqu’au bout. Avec quelques années passées à discuter avec des ergonomes et des psychologues, je vous jure que tout est lié. Et c’est exactement pour cela que j’ai eu envie d’écrire cet article. »

Deux réalités, deux niveaux de traitement

 

Un constat qu’il faut oser écrire (j’ai un peu peur d’ailleurs des commentaires qui suivront, mais qui ne tente rien n’a rien !) : entre TMS et RPS, il existe deux réalités et deux façons de les traiter.

Focus sur les TMS

Les troubles musculosquelettiques (TMS) représentent plus de 85 % des maladies professionnelles reconnues (source : Assurance Maladie). En 2022, près de 40 000 cas ont été déclarés, malgré une sous-déclaration importante. Aucun secteur n’est épargné : industrie, logistique, santé, aide à la personne, commerce, restauration. Les conséquences sont lourdes : douleurs chroniques, arrêts prolongés, reconversions contraintes, désinsertion professionnelle. Pour les entreprises, le coût dépasse 2 milliards d’euros par an en soins, absences et perte de productivité.

Des maladies professionnelles85%
85%

Focus sur les RPS

Les risques psychosociaux (RPS) concernent plus de 40 % des salariés (baromètre CSA pour Malakoff Humanis, 2022). Stress chronique, burn-out, surcharge mentale, conflits, perte de sens… Les fonctions support, le management intermédiaire, la santé et l’éducation sont parmi les plus exposés. On estime à 20 000 le nombre d’arrêts longue durée liés aux RPS, bien que leur codification dans les arrêts maladie reste encore floue.

Des salariés touchés40%
40%

Une différence de traitement réglementaire et budgétaire

Focus sur les TMS

Si la réglementation impose de consigner tous les risques dans le DUERP, aucune obligation spécifique ne cible les TMS. Depuis le plan national 2010-2014, aucune initiative d’envergure n’a vu le jour. La prévention repose donc principalement sur les services HSE, quelques ergonomes (quand il y en a) et la médecine du travail. Les RH, eux, restent rarement mobilisés et les budgets consacrés sont faibles au regard des enjeux.

Focus sur les RPS

À l’inverse, pour les RPS, les accords interprofessionnels (stress au travail en 2008, QVT en 2013, santé au travail en 2020) encadrent la prévention. Leur évaluation est obligatoire dans le DUERP.

Outils internes, baromètres sociaux, cellules d’écoute, formations, chartes QVCT : ces dispositifs sont fréquents. Depuis 2009, le plan DARCOS et l’obligation de mettre en place un accord ou un plan d’action pour prévenir le stress au travail, des prestataires privés se multiplient et proposent une multitude de plateformes et d’applications pour « prévenir le risque ». Le sujet est intégré aux politiques RH et souvent suivi au niveau du COMEX, avec un budget dédié.

Des chiffres clairs, un déséquilibre flagrant

Même si cela dérange, le constat est sans appel :

Les TMS sont plus répandus, plus coûteux et plus anciens, mais restent discrets et peu traités.

Les RPS ont bénéficié d’un fort relais politique et médiatique, qui a structuré des actions visibles et les a inscrits au cœur des stratégies RH.

Une médiatisation de l’un pendant que l’autre reste dans l’ombre ?

Pourquoi une telle différence ?

Il ne s’agit pas ici d’opposer les deux sujets ni de hiérarchiser leur importance. Mais quand je vois, par exemple, qu’un teaser annonce une émission télévisée où des personnalités témoignent de leur burn-out pour rappeler que la santé mentale est un enjeu majeur, je me dis qu’il y a là une première piste de réflexion. Les TMS, eux, n’ont pas droit à ce type de tribune. Seraient-ils perçus comme un problème trop technique, réservé aux experts, sans histoire à raconter au grand public ? Les politiques de prévention ne seraient-elles pas, par nature, plus sensibles aux sujets « qui parlent » et qui émeuvent ?

Il faut dire que les RPS se prêtent à des récits humains, à des témoignages forts : détresse psychologique, épuisement émotionnel, souffrance morale. Des mots et des visages qui marquent.

À l’inverse, les TMS se décrivent avec un vocabulaire technique : gestes répétitifs, postures contraignantes, contraintes biomécaniques. Un champ lexical froid, qui désincarne le sujet et rend son urgence moins palpable.

Autre différence majeure : les RPS sont désormais intégrés dans la stratégie RH et managériale, grâce notamment aux démarches QVT. Ils concernent des populations « sensibles » pour l’entreprise : cadres, managers, fonctions support. Cela favorise leur prise en charge au plus haut niveau.

Les TMS, eux, restent vus comme un problème opérationnel, cantonné aux postes manuels et géré par les HSE ou la médecine du travail. Résultat : moins de relais, moins de budget.

Enfin, dans certains métiers, la douleur physique est encore considérée comme une fatalité : « c’est le métier qui veut ça ». Cette normalisation retarde les actions de fond. À l’inverse, la souffrance psychique, plus récente dans le débat public, a suscité indignation et mobilisation.

Au fond, on peut se demander si cette différence de traitement ne traduit pas tout simplement la manière dont les entreprises françaises sont organisées : ce qui touche le management et les fonctions centrales est vite intégré aux stratégies RH et QVT, tandis que ce qui concerne le terrain reste cantonné à la technique et à l’opérationnel. Autrement dit, c’est peut-être moins une question de visibilité médiatique qu’une conséquence directe de notre façon de structurer et de piloter la santé au travail.

Le vrai frein : le cloisonnement organisationnel ?

Pourquoi continue-t-on à traiter ces sujets séparément ? Pourquoi des budgets clairement identifiés pour les RPS et si peu pour les TMS ? Pourquoi des politiques QVT visibles et des plans TMS quasi inexistants ?

La réponse se trouve peut-être dans l’organisation interne des entreprises elles-mêmes : une gestion par silos, des services cloisonnés, des budgets fragmentés et des politiques portées par des acteurs différents, sans vision commune. Ce qui bloque, selon moi, ce n’est pas tant la nature des risques que la manière dont les entreprises françaises sont structurées : on sépare trop les responsabilités (RH, HSE, QVT, production), les budgets et les périmètres d’action.

Les RH gèrent la QVT et les RPS ; le HSE et la médecine du travail s’occupent des TMS et des EPI ; l’organisation du travail reste souvent chasse gardée du management ou de la production.

Résultat : aucune démarche globale ne s’impose réellement, chacun gère « son risque » sans voir les liens.

Pourtant, ces risques sont intimement liés et partagent des causes communes :

  Une mauvaise organisation peut générer à la fois du stress et des troubles musculosquelettiques.

→  Un environnement de travail mal conçu épuise le corps et surcharge l’esprit.

→  Un rythme de production mal maîtrisé détériore simultanément la santé physique et la santé mentale.

Face à cela, il devient indispensable de sortir de cette logique de silos et de construire une véritable prévention intégrée, cohérente et lisible pour tous. Concrètement, cela suppose de :

 

  • Articuler les compétences : RH, HSE, ergonomes, managers — tous impliqués dans une même stratégie.
  • Relier les démarches : QVT, ergonomie, aménagement des postes, organisation et management du travail ne doivent plus être traités séparément.
  • Impliquer la direction générale : faire des conditions de travail un enjeu stratégique majeur, et non un simple poste de dépense ou un argument de communication.
  • Former et sensibiliser durablement : comprendre que prévenir la douleur physique, c’est aussi prévenir la souffrance psychique — et inversement.

Pour conclure…

En conclusion, j’ai commencé cet article poussée par un constat qui, soyons honnête, m’agaçait: on entend parler de RPS partout, mais des TMS presque nulle part. Oui, je caricature un peu, mais avouez qu’on n’en est pas loin.

Mais en écrivant, en cherchant, j’ai compris qu’il y avait autre chose. Au fond tout est lié (tout professionnel de la santé au travail le sait) : RPS, TMS, organisation du travail, management, environnement, tout se nourrit mutuellement. Et pourtant, on continue à traiter ça morceau par morceau, service par service, budget par budget.

Alors je pose la question : pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas exiger une politique claire, globale, obligatoire, qui impose à toutes les entreprises de considérer tous les facteurs de santé au travail, sans hiérarchie entre la tête et le corps ? Pourquoi ne pas conditionner des budgets dédiés, des plans d’action articulés, et des objectifs de résultats mesurables ? S’il vous plaît, il est temps de sortir de l’approche en silos. La santé au travail, ce n’est pas « soit le mental, soit le physique, soit l’organisation, soit ….. » : c’est un tout. Et c’est un droit.

Ne choisissons plus entre notre travail et notre santé.

Autres articles